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Fête d'été sur l'Alpage

magalijenny

Mise en perspective d'une analyse d'Ikenë Rrustemi, étudiante Master en Histoire de l'Art à l'Université de Fribourg, et de l'histoire de ce cliché par son photographe Jean-Pierre Grandjean

 
Jean-Pierre Grandjean, photographie « Fête d’été sur l’alpage qui domine le  monastère de Labrang Tashikyil, province de l’Amdo », août 1994.
Jean-Pierre Grandjean, « Fête d’été sur l'alpage », Amdo, août 1994.
 

Ikenë Rrustemi, 10 janvier 2025


Dans une des salles du Tibet Museum à Gruyères, exposée auprès d’autres photographies de Jean-Pierre Grandjean, une image se démarque des autres. A première vue, cette photo en noir et blanc nous donne à voir une ombrelle en tissu tenue par une personne non identifiée assise dans une vaste prairie. L'identité de cette personne et le lieu où elle se trouve ne sont pas explicitement identifiables à première vue, instaurant ainsi une forme d'anonymat aussi bien pour l'humain que pour l'espace. C’est ce qui rend cette photographie intéressante ; elle ouvre la voie à diverses interprétations et convoque plusieurs angles d’approche.


Bien que cette photographie prise par Jean-Pierre Grandjean relève principalement d’une démarche documentaire, elle dégage également une dimension artistique propre à la photographie contemporaine. En effet, cette image rappelle par exemple les photographies d'Alfred Stieglitz, photographe américain ayant œuvré au début du XXe siècle et qui a grandement contribué à l'élévation de la photographie au rang d'œuvre d'art. Il capturait souvent des lieux ou des individus sans chercher à les identifier directement. Par la simplicité formelle et l’économie des moyens, Stieglitz arrivait à capter la beauté abstraite des rues, des gens ; du monde en somme. Le médium même de la photographie permettait en effet de provoquer un tel effet d’abstraction du monde, par les forts contrastes ou encore les cadrages singuliers. De même, cette photographie de Grandjean présente une composition simple : une personne tenant une ombrelle est assise au centre d’une plaine. Le ciel, animé par des nuages mouvants, apporte une dynamique intéressante, comme si l’atmosphère se resserrait autour de la figure en premier plan. Comme Stieglitz, ce sont notamment l’utilisation du noir et blanc, les forts contrastes et la simplicité de la composition qui permettent de créer une certaine distanciation avec le réel.


Le photographe a réussi à capturer des éléments réels et naturels et leur accorder une certaine surréalité. L’ombrelle tenue par la personne assise pour se protéger du soleil rend l’image étrange car elle dissimule la figure de l’individu et ainsi la dépersonnalise. La personne est alors transformée en une forme ambigüe, difficile à percevoir par le spectateur. Ainsi, une inquiétante étrangeté s’en dégage, à la manière des photographies des surréalistes du XXe siècle comme Man Ray par exemple. L’ombrelle quant à elle, de forme particulière puisque non totalement ouverte, occupe une place centrale dans ce paysage naturel. Elle semble flotter là, toute seule, au milieu de la nature. Ce décalage visuel donne à l’image l’allure d’un rêve surréaliste, où rien n’est raison. En effet, une forte ambiguïté visuelle se dégage de cette photographie de Jean-Pierre Grandjean. Cette ambiguïté, apportée par plusieurs éléments formels que nous venons d’évoquer, permet au spectateur d’en dégager des interprétations plus symboliques et poétiques.


L’image est une invitation à la réflexion sur la solitude de l’Homme ou encore sa vulnérabilité par rapport à la grandeur de la nature. La photographie prend par ailleurs un sens plus profond lorsqu’on dépasse l’analyse purement formelle pour s’intéresser à son contexte. En effet, la dimension onirique de l’image provient peut-être aussi du fait qu’il s’agit ici d’un moine photographié lors d’une fête d’été sur l’alpage qui domine le monastère de Labrang Tashikyil dans la province de l’Amdo. Ce moine caché sous l’ombrelle, seul au milieu de ce paysage en altitude, pourrait représenter une quête spirituelle, une recherche d’éveil à travers la méditation et l’introspection, visant à comprendre et transcender les illusions du monde et des rêves. En somme, Jean-Pierre Grandjean a réussi à dépasser l’objectivité de la photographie documentaire pour rendre compte du caractère surréel et spirituel d’un moment du quotidien. Il joue, d’une manière subtile et poétique, avec les frontières entre le rêve et la réalité pour concevoir des images à caractère universel.

 
Planche contact de Jean-Pierre Grandjean, Amdo - août 1994, Labrang
Planche contact de Jean-Pierre Grandjean, Amdo - août 1994, Labrang

Jean-Pierre Grandjean, 12 janvier 2025


Pendant l’été 1994, j’entreprends un grand et long voyage en traversant par étape la Chine en train, de Pékin à Golmud, via la Mongolie extérieure, le Nixia des Chinois hui, et depuis Lanzhou, je me déplace à la petite ville chinoise de Xiahe dans la préfecture autonome tibétaine de Gannan, située à environ 4 heures de route (province chinoise du Gansu et anciennement, région d’Amdo du Grand Tibet, celui d’avant l’invasion chinoise de 1950).

Mon objectif est de passer quelques jours dans cette magnifique région où se situe le monastère de Labrang Tashikyil, l'un des six grands monastères de l'école Gelugpa (bonnets jaunes) du bouddhisme tibétain, dont le dalaï-lama et le panchen-lama sont les autorités spirituelles. Il est niché au milieu de montagnes sur un des plateaux d’altitude. L’endroit est doté d’un environnement naturel saisissant propice à la découverte de la spiritualité tibétaine et de la vie quotidienne des moines qui y habitent encore.


Pour en venir à cette image, qui a retenu toute l’attention d’Ikenë Rrustemi, étudiante en histoire de l’art et qui travaille au Tibet Museum de Gruyères, j’ai eu l’idée ce dimanche 12 janvier, de rechercher dans mes planches de contact de 1994 cette photographie marquée par une gommette rouge, ainsi que celles qui l’accompagnent. Cette image a éveillé en moi une vague de souvenirs que je voulais précis, et que je n’ai aucune réticence à raconter.


C’est pendant ce mois d’août 1994, en visitant le temple du Bouddha au Parasol, situé au cœur du complexe monastique de Labrang, que je rencontre de Sempten. Il est à la fois le responsable de ce temple et Guéshé (enseignant), il me commente avec enthousiasme ce lieu sacré et m’emmène ensuite avec lui par une multitude de ruelles en terre battue jusqu’à son habitation où l’attend tout un groupe de jeunes moines. Il me présente comme un nouvel ami venu de la lointaine Suisse, et j’assiste avec intérêt à ses enseignements. Nous nous dévisageons les uns et les autres avec beaucoup de curiosité.

Pendant qu’il me reconduit jusqu’au centre du monastère, il me donne rendez-vous le lendemain matin pour les accompagner, lui et ses élèves, pour un pique-nique sur les collines herbeuses avoisinantes qui foisonnent alentours.

C’est dans cet endroit, sans nom, que je commence à enregistrer ma série d’images. Sous une grande tente dressée pour se protéger du soleil d’altitude, assis sur des tapis, mon ami Sempten et quelques moines, préparent de la tsampa en mélangeant du thé au beurre avec de la farine d’orge grillée, ils modèlent aussi des boulettes qui seront ensuite dégustées collectivement avec le reste du thé. Pendant ce temps, d’autres jeunes moines jouent avec un ballon de football au milieu de quelques yaks curieux qui passent par là.

Mais mon regard, aiguisé par la pratique photographique, est attiré par ce jeune moine, assis à la manière de l’Éveillé (le Bouddha) dans cette prairie herbeuse et fleurie. Le haut de son corps et son visage sont cachés par un parasol de couleur, mi-ouvert. J’imagine dans ma tête qu’il effectue comme le Bouddha Sakyamuni, avec sa main droite, la mudra de prise à témoin de la terre. Le lieu s’y prête d’ailleurs à merveille, en arrière-plan, un amoncèlement de nuages s’approche de nous et j’ai conscience qu’il me faut déclencher rapidement pour ne pas rater l’enregistrement de ce moment de grâce, de cet instant précieux et unique.

Avec l’habitude, je conscientise que j’ai peut-être mis en boîte une bonne photographie. Je regarde les nuages arriver, si rapidement, que j’ai l’impression de pouvoir les toucher de mes doigts. Du fait de l’altitude - nous sommes à plus de 3 000 mètres d’altitude - les nuages semblent à portée de main. Avant de redescendre au monastère, je cueille quelques edelweiss, ou du moins, des fleurs qui leur ressemblent et que je ferai sécher dans mon carnet de voyage.


J’ai eu la chance de revoir Sempten à l’occasion de mes nouveaux séjours au monastère pendant les hivers 1995 et 1998. Et en 2011, 18 ans après notre première rencontre, de retour à Labrang, je le recherche pour le présenter à Catherine, mon épouse. Muni d’une photo avec son portrait, je la montre à plusieurs moines qui fréquentent le temple du Bouddha au Parasol, espérant qu’ils le reconnaissent, mais malheureusement aucun ne s’en souvient et je trouve cela très étrange…

Un mauvais présentiment me traverse l’esprit concernant Sempten. Je suis catastrophé, me remémorant les vagues immenses de protestations antichinoises qui ont eu lieu en 2008. La police fit une descente dans ce monastère de Labrang, saisit des photos du dalaï-lama, des téléphones portables utilisés pour photographier la manifestation et arrêta 200 moines. Depuis, les autorités chinoises ont renforcé les dispositifs d'éducation politique et des séances de rééducation conduisent les moines de ce monastère à lire une forme d'éducation patriotique ou réforme de la pensée. Plusieurs Tibétains se sont immolés par le feu dans le secteur de Labrang !


Couvrant une superficie de 866 hectares, ce vaste monastère contient des milliers de résidences peintes en rouge, jaune et blanc en fonction de leur utilisation. La disposition architecturale du monastère de Labrang est présentée dans un style tibétain typique.

Se visitent également dans les alentours, les collines herbeuses du haut desquelles on bénéficie d’une belle vue sur l’ensemble du monastère.

Le complexe de Labrang contient dix-huit salles d'assemblée, six instituts d'études, un stupa doré et un sutra de débat. Les enseignements des six collèges sont différents, certains se concentrant sur les sciences naturelles et d'autres sur la philosophie bouddhiste. Mais les différentes matières sont interdépendantes et s'expliquent mutuellement.

Historiquement, il y eut autrefois (en 1957) jusqu'à 4 000 moines dans les résidences de Labrang. Les trois-quarts des moines étaient Tibétains. Les autres étaient surtout des Mongols de Mongolie, de Mongolie-Intérieure, du Kokonor, des Mongours d'Amdo septentrional, des Yugurs jaunes (yu-gur) du Gansu, des Mongols kalmyks du Xinjiang et des Chinois han. Labrang a eu sous sa dépendance jusqu'à 138 monastères. Les autorités monastiques possédaient un immense domaine nomadique et agricole qui s'étendait sur une bonne partie du Gansu oriental et s'avançait dans le Sichuan septentrional et le Qinghai oriental. À partir de la révolte en Amdo, en 1958, le monastère a été fermé par le gouvernement chinois. Il n’a été rouvert qu’en 1980 comme monastère fonctionnel par le 10e panchen- lama.


Finalement, j’aimerais encore souligner que pour effectuer ce long voyage de 1994, qui m’a conduit encore à Lhassa, Gyantse, Shigatze et Tingri, pour le terminer à Katmandu, j’ai emporté avec moi une caméra photographique Pentax 645, que l’on désigne comme du moyen format, parce qu’il permet d’enregistrer des négatifs d’un format de 6 x 4,5 cm. Plus précisément, 16 images par rouleau de pellicule au format 120. De plus, il faut soigneusement protéger les pellicules quand elles sont exposées, et ceci jusqu’au retour, car elles ne sont pas enfermées dans des capsules métalliques comme les traditionnelles bobines au format 24 x 36 cm. Et ce n’est qu’après le développement et le tirage d’une planche de contact que l’on pourra enfin visionner le résultat du travail.

Cette époque était très éloignée de la boulimie de la photographie numérique actuelle ! Pour capturer la photographie du moine sur l’alpage, j’ai utilisé une courte focale, un grand angle de 30 millimètres. J’aime utiliser les courtes focales et trouver ainsi la bonne distance avec mes sujets. En revanche, je n’utilise que rarement des lentilles de type téléobjectif ou zoom car je n’aime pas l’idée de me protéger derrière une caméra pour voler des images à l’insu de mes sujets.

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