Mise en perspective d'une analyse de Zoé Lou Javet, étudiante Bachelor en Histoire de l'Art à l'Université de Fribourg et l'histoire de ce cliché par son photographe Jean-Pierre Grandjean.

Zoé Lou Javet, 13 janvier 2025
Jean-Pierre Grandjean photographie ici les hauts plateaux tibétains dans la province de l’Amdo avec un tirage en noir et blanc. Nos yeux courent sur un délicat camaïeu de gris. Au premier plan, deux animaux paissent. L’un blanc, l’autre gris. Ils semblent perdus sur un plateau herbeux, dans l’infini des montagnes qui s’élèvent majestueusement et qui semblent s’étirer pour toucher le ciel. Derrière eux, une clôture, seul élément faisant allusion à l’humain et sans quoi la nature gouvernerait le paysage.
De la clôture s’étend un premier roc. Il monte du milieu vers la droite de la photographie, s’agrandit à mesure. Il est sombre, presque noir, imperceptible. Mystérieux, il obstrue la vision du spectateur. Derrière lui, une grande montagne, plus claire, serpente et traverse la photographie. Elle couvre et découpe un ciel foncé, et c’est elle qui attire en premier le regard de celui ou celle qui regarde l’image. Ses flancs sont marqués par une rocaille tantôt gris foncé, tantôt pâle. L’habile jeu entre ombre et lumière fait osciller le regard du spectateur entre grandeur et petitesse, entre immensité de la nature et minuscule de l’humain.

Jean-Pierre Grandjean, 15 janvier 2025
L’autrice et amie Claude B. Levenson* m’a fait l’honneur d’écrire la préface de mon ouvrage de photographies « Rencontres au pays de l’Océan de sagesse » et dont le titre est le suivant : « Tibet d’ombres et de lumières ».
Cette image sélectionnée dans l’exposition par Zoé Lou Javet, étudiante en histoire de l’art, me semble être une parfaite illustration pour accompagner les mots de Claude B. Levenson tirés de cette préface : « Au pas mesuré des yacks, traverser la montagne jusqu’au pays des lotus. Rêve d’autrefois, bousculé par l’accélération du temps, la course à la technique, les remous qui secouent la planète. Du plus loin qu’il me souvienne, sidérante paraît l’opacité des mots. Rugueuse est la langue de bois, âcre le mensonge qu’elle charrie sans l’occulter. Soudain s’impose le réveil, quand le regard découvre d’un coup d’œil l’incommensurable étendue. Court se fait le souffle face à la beauté.
Le rêve, pourtant, demeure : le temps se fige, passé un certain col. Rendez-vous avec le silence, flanqué de l’attente et de la solitude. A l’écoute de l’univers, bruits et fureurs s’enlisent ici et s’éteignent en rumeurs affaiblies. A proximité du ciel, l’immensité se fait miroir pour renvoyer en écho une bribe d’éternité. La vallée qui file à l’horizon prend son élan vers l’infini. Instants cueillis au vol, interrogation ou sourire dans la complicité du clin d’œil, partage de la découverte quand seul le chemin sied au pèlerin. Privilège du voyageur, celui qui sait d’instinct que nous ne faisons inlassablement que passer.
Pouvoir évocateur du mythe, légende rythmant le passage des générations, pays réel de souffrances et de rires, éclats de lumières et de couleurs, ronde des vents d’où jaillissent des mirages : des montagnes et des rivières, des sentiers et des grottes portent à jamais témoignage de la singularité d’une terre à la lisière du ciel, à l’altitude des dieux, où le rêve des hommes tient dans le seul mot de liberté, trop précieux pour le laisser disparaître. »
Claude m’a écrit ce texte, après s’être imprégnée de mon travail d’images sur ce mystérieux pays. Elle a certainement été séduite par cette photographie qui figure dans mon livret de travail, celui de mes collages d’images-contacts, un instrument de travail qu’elle aimait bien consulter et dont j’ai mis en annexe une reproduction.
Pour moi, le cheval blanc représente l’étincelle de lumière, le signe d’espoir, pour ce pays qui a basculé dans une sombre obscurité. J’ai envie de croire que les bouddhas, ces êtres sensibles et qui ont atteint les sommets du potentiel humain, utilisent leurs pratiques mystiques, magiques et surnaturelles pour détruire les démons et les mauvais esprits qui les entourent. Aujourd’hui, ses habitants sont amputés de leur propre passé, et dans les monastères et les écoles, on leur enseigne leur histoire en version chinoise. Dans les établissements monastiques fréquentés par quelques visiteurs, des lamas-potiches, voire des policiers déguisés, répondent aux questions.
Quant à la montagne noire qui cache partiellement une autre montagne, elle nous montre peut-être que la lumière parviendra à ouvrir les esprits à la vérité.
Pour terminer, j’aimerais évoquer un triste souvenir, partagé en mai 2005 avec mon épouse, lors notre voyage au Tibet central.
La sinisation avait pris une telle ampleur que nous en étions particulièrement choqués. Le lavage de cerveaux, effectué sur de jeunes tibétaines et tibétains avait atteint des proportions incroyables ! Pendant la visite du monastère de Samyé, la jeune guide tibétaine attribuée d’office par le gouvernement souhaitait nous instruire de ses connaissances sur le bouddhisme tibétain. Elle nous expliqua ainsi que : « le Bouddha historique – Sakyamuni - était en fait celui du féodalisme, que bientôt arrivera le Bouddha du futur – Maitreya - celui qui incarnera le capitalisme ! ». Elle évoquera aussi le Bouddha actuel, celui du communisme ! Mais, à ma question, de quel Bouddha parlez-vous ? Elle sera bien incapable de répondre !
Claude B. Levenson (1938-2010), écrivain, traductrice et journaliste, était spécialiste du Tibet et se définissait elle-même comme un « témoin privilégié de la lutte politique et non-violente du peuple tibétain ». Elle est notamment l'auteur de Bouddhisme (PUF, Que sais-je ?), 1949-1959 La Chine envahit le Tibet (Complexe, 2001), Tibet, otage de la Chine (Philippe Picquier, 2005), L'an prochain à Lhassa (Philippe Picquier, 2006) et, chez Albin Michel, de Tibet, la question qui dérange (2008).
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